L'Orient Le Jour, 30'08'2003
related project: Points d'eau
Patrimoine - La surprise était dans la boîte de béton
Les quatre fontaines retrouvées à Salima seront inaugurées ce soir

Une vue générale du site qui abrite Nabeh el-Mouhayyar,
ou la source des dilemmes.

Jugés « assez exceptionnels », l’état de conservation de Salima et la qualité de son paysage architectural ont suscité un projet de préservation novateur. Afin d’éviter une reconstruction massive et anarchique, l’Apsad et une équipe d’architectes et d’enseignants libanais ainsi que les associations françaises Patrimoine sans frontières et l’Institut français d’architecture collaborent depuis trois ans avec les habitants de la localité dans le cadre d’une réflexion sur la protection de l’environnement et du patrimoine.
Les repérages et les évaluations menées en 2002 par les équipes mixtes libano-françaises ont permis d’établir une première cartographie des richesses humaines, spatiales et patrimoniales. Outre le sérail et la place d’armes (midane) datant du XVIe siècle, le village est truffé de vieilles demeures à caractère architectural remarquable, de magnaneries construites au XIXe siècle, six églises anciennes et un sanctuaire druze. Les études ont révélé également un réseau de 17 fontaines de qualité qui, selon les experts, méritent réhabilitation et valorisation pour redevenir des lieux de retrouvailles entre les jeunes générations de Salima. Aussi, trois équipes d’architectes libanais ont-elles réinventé un espace public autour de quatre fontaines choisies par la municipalité. Entièrement financées par Patrimoine sans frontières, elles seront inaugurées ce soir, samedi 30 août, à 17 heures.
Tout d’abord, Aïn el-Horch, où officie l’architecte urbaniste Habib Debs. Située au pied d’une vieille magnanerie et emmurée tristement dans le ciment, la source était, de mémoire d’habitant, un réservoir qui emmagasine l’eau conduite par canalisation de Qornayel, le village voisin. Le spécialiste décide alors de gommer cette laideur en recomposant une création pure et simple. Mais alors que les murs sont démolis et que les ouvriers creusaient la terre pour aménager l’emplacement de la nouvelle architecture, la source originelle jaillit des grosses pierres datant d’une centaine d’années. Dès lors, Habib Debs rejette le projet élaboré initialement pour se fier, au fur et à mesure des découvertes, à l’inspiration.

La flûte dessinée par les designers
de Table rase est en fait une cruche moderne.

Le concept retenu est basé sur la construction d’une sorte de « cadre ouvert qui montre le miracle de l’eau sortant de la terre. Un cube parfait de béton blanc, 2m x 2m x 2m, qui tranche vivement avec la palette de la nature et qui sera l’unique élément artificiel de l’intervention», indique l’architecte, précisant que «la source découverte sera insérée telle quelle dans le cadre blanc, c’est-à-dire dans un U renversé, faisant office de portique protégeant les habitants de la pluie en hiver et qui, en même temps, laisse la source, canalisée dans un plan d’eau, bien en vue».
Se détachant comme une empreinte résolument contemporaine, le nouvel ouvrage révèle le passé et laisse à l’air libre et à la curiosité des regards les réfections d’antan, réalisées avec des moellons de blocs. La fontaine sera, par ailleurs, prolongée par une aire de cultures en terrasses que traverse un vieil escalier menant à la magnanerie. Un banc de pierre érigé à l’ombre d’un vieil olivier est également prévu dans le projet. « Nous avons voulu créer un endroit où tous les sens seraient sollicités : à la fois voir l’eau, entendre son bruit et sentir les fragrances des douces odeurs exalter la nature », explique Habib Debs.
En bref, intérieur et extérieur, détail et volume général s’amusent entre eux, se renvoient leurs dessins, pour susciter des architectures particulières, unifiées par une ligne dynamique, simple et belle.

Le site d’une vieille fontaine, condamné par le tracé de la route.

Un objet design
À Aïn el-Qamar, à proximité de l’école publique du village, travaillent l’équipe de Table rase, l’architecte Sophie Skaff et la designer Yasmina Skaff. À partir d’une structure existante, mélange de béton et d’aluminium, elles ont remodelé tout un espace et imaginé une fontaine. « Valoriser un volume créé par pur besoin et conçu sans aucun souci esthétique ; exploiter en second lieu l’apport extérieur-intérieur » sont les intentions à l’origine de la régénération de la construction, indique l’architecte. Tout d’abord, la démolition de la façade ouest a permis de libérer l’accès au bassin et de rendre toute la lumière aux espaces intérieurs. Le plafond de la pièce, peint en blanc vernissé, fera miroiter les reflets changeants de l’eau et des arbres. Ensuite, pour « favoriser le contact visuel », 17 ouvertures, clin d’œil aux 17 fontaines du village, ont été pratiquées sur la façade nord, là où la vue caresse la montagne et la vallée. En forme de meurtrière étroite et longue, chacune sera équipée d’une cruche contemporaine, un « objet design » en cuivre, ressemblant à une flûte et fixée sur une baguette indémontable. Une rallonge de 50 centimètres de long permet de la manier avec aisance, pour y boire directement ou remplir son gallon. Sur chaque flûte sera gravé le nom de la fontaine, « Aïn el-Qamar », autour de laquelle sera créé un espace vert mettant en scène chèvrefeuilles de bois et tonnelle de vignes.
Le toit de la construction, situé à hauteur de la route, sera par ailleurs aménagé pour accueillir deux bancs et une table. Leur structure en béton qui abrite les réservoirs d’eau et les gaines techniques de l’électricité et de la plomberie, sera revêtue de bois de « qotran » (bois à consistence très dure qu’on trouve dans certaines régions du Moyen-Orient).
Quant à la réhabilitation de Aïn as-Saha (fontaine de la place des armes ou midane), elle a été confiée au groupe d’architectes de l’Atelier de recherches de l’Alba : Rana Haddad, Pierre Hage-Boutros et Gregory Buchakjian. « La fontaine datant des années 1920 est en bon état de conservation. Notre intervention s’est limitée à faire nettoyer la pierre, niveler le sol, planter les deux jardinets qui bordent la fontaine, reconstituer le muret de clôture en partie détruit et construire des bancs publics », a indiqué l’architecte Pierre Hage-Boutros, ajoutant que son groupe a été également désigné pour réinventer l’espace public autour de Nabeh al-mouhayyar (la source des dilemmes). Situé entre deux routes, l’une haute et l’une basse, le site, traversé de part et d’autre par des escaliers, offre une esplanade avec fontaine et bassin. Comme le nom de la fontaine l’indique, l’eau prend divers parcours, suivant une ligne sinueuse, avec de nombreux tours et détours. 
Le projet élaboré racontera, à travers une série de petites interventions, l’histoire de l’eau. À titre d’exemple, des roues hydrauliques, de grandes tiges en bois fixées sur rotule tout au long du canal d’irrigation qui suivront le mouvement d’ondulation de l’eau, et pour éviter les glissements, des anneaux de métal (matériau antidérapant qui brille la nuit) ont été incrustés dans le sol. Au menu également, un auvent à la structure tubulaire qui portera une vigne, des bancs et un cabanon pour les enfants.
Signalons enfin que ces projets ont été réalisés par des étudiants en architecture dont 15 sont venus de Marseille-Luminy, de Versailles, de Paris-la Villette, de Paris-Belleville, et 20 de l’Université libanaise et de l’Alba.

May Makarem